BATTICE – Evénements d’août 1914 – compte rendu de Gustave Somville (journaliste)

BATTICE UN VILLAGE ANEANTI

Battice offre une curieuse particularité : son territoire, très vaste, entoure de tous côtés celui de la ville de Herve, lequel est très restreint (moins de 200 hectares). L’agglomération principale du village, chaton de la bague, est serti au croisement des roules de Liège à Aix-la-Chapelle et de Verviers à Maestricht. C’est comme un quartier de ville enchâssé dans la verdure du fertile pays hervien : habitations élégantes respirant l’aisance, aspect pimpant et gai, population aimable et policée. Cette prospérité et cet affinement sont dus à l’influence du site et des relations. Le marché de Battice est coté à l’égal de celui de la petite ville enclavée.

De cette efflorescence, que reste-t-i! ? Un funèbre décor de ruines se profilant sur l’imposant horizon des Hautes-Fagnes, qui se déploie au loin, à la frontière allemande.

Pour visiter le village détruit, en sortant de l’abîme des ruines herviennes, je monte la grand’ route d’Aix. Tout le long, des ruines encore, vastes maisons, villas et fermes brûlées à fond. A part les enfants devenus mendiants ou quelque auto allemande, c’est le désert. Voici cependant venir une jeune fille bien mise, dont la démarche et la physionomie accusent quelque distinction. Bizarre contraste, elle porte sous le bras des planches grossières, dont l’extrémité est carbonisée. Restes de quelque incendie, destinés à alimenter le foyer. Modeste, elle ralentit le pas et regarde timidement autour d’elle. Elle hésite, puis, faisant un effort sur elle-même: «Monsieur, dit-elle, puis-je demander… une charité? » Et sa figure de pomme d’api rougit davantage encore. Pauvres gens !…

Le village apparaît : des maisons coquettes, aux façades ornées de balustres, de perrons, de grilles ; des hôtels, de la maison communale, de l’église, plus rien que des murs branlants qui se découpent sur le ciel avec leurs jours et leurs dentelures macabres. Vent, pluie, neige ont le champ libre. Parfois un pignon croule, soulevant un nuage de poussière blanche. L’avenante population a disparu : elle a fui vers la Hollande, vers Liège, dans les hameaux, dans la tombe. Des enfants s’aventurent quelquefois dans ce qui fut leur village, demandant l’aumône aux rares visiteurs. Du côté de la gare du chemin de fer, quelques immeubles ont été épargnés pour servir de repaire aux maîtres incendiaires ; ils y sont toujours ; c’est là que, dans leur cynisme, ils ont établi la « Kommandantur » de la contrée.

Terrible surprise que la destruction de Battice.

Les habitants ne redoutaient guère que les obus du fort de Fléron, qu’ils s’attendaient à voir tomber sur ce point culminant de la route d’Allemagne. Quant aux troupes, elles passeraient, voilà tout. Pourquoi les craindre ? Aussi, quand elles apparurent, elles eurent un certain succès de curiosité. Mais point ne dura cette confiance ingénue. Venus directement de la frontière le 4 août, dès 2 heures, les Allemands, après avoir tiré des coups de feu sur la gare déserte, enfonçaient des portes et brisaient des fenêtres afin de voler, alors qu’on n’opposait aucun refus à leurs exigences.

Au crépuscule, trois hommes revenant de Verviers, dont un habitant de Battice, s’attardent un peu à considérer les troupes. Les Allemands les arrêtent comme suspects. On va les fusiller. Informé, le curé arrive en hâte ; il représente au major que ces passants qui s’approchaient curieusement d’une troupe ne sont évidemment pas des agresseurs ; l’un d’eux, Gorissen, est de Battice ; il est connu de lui comme un garçon honnête, paisible, appartenant à une famille des plus estimables; lui-même, son curé, se porte garant de son innocence.

Le major objecte que ces gens, — atterrés, — ont mauvaise mine. Quant à Gorissen, il sera jugé. C’était une lueur d’espoir. Le jugement consista à lire à ce malheureux on ne sait quel factum, tandis que les soldats le frappaient à coups de crosse de fusils et de revolvers. Tous trois furent fusillés.

Dès lors, la majeure partie de la population, perdant toute assurance, abandonna ses pénates.

Le lendemain, l’armée allemande défile presque sans discontinuer. Mais on entend le fort de Fléron qui la canonne.

Le jeudi 6 août, refoulés par les troupes belges et décimés par le feu des forts, les Allemands refluent sur Herve et Battice.

Vers deux heures après-midi, dans la rue de la Station, la plupart des habitants étaient sur leurs seuils ; rassérénés par les premiers succès belges, ils donnaient ce que les fuyards demandaient. Ceux-ci, hagards et craintifs, ou sombres et rageurs après avoir subi l’humiliation et avec la perspective de retourner au feu, jetaient des regards envieux ou mauvais vers les maisons.

 Soudain, quelques-uns indiquent un jeune homme qui, dans un café, faisait la cour à sa fiancée. C’étaient Jacques Halleux, garçon tranquille et honnête. Sans motif, les Allemands tirent des coups de feu. Frappé d’une balle, Jacques Halleux est tué raide. Deux de ses amis, M. Denoël et son fils, se sauvent à l’étage; le père est atteint de deux balles.

Le père de Jacques, qui habite dans le voisinage, entendant la fusillade, va se blottir au fond de sa cour. De sa cachette, il voit accourir un petit chien qui accompagnait toujours son fils : le chien avait la gueule ensanglantée. M. Halleux l’examine et, constatant l’absence de toute blessure, il éprouve une horrible appréhension : ce sang, n’est-ce pas peut-être le sang de son fils ?

Les Allemands font irruption. Traqué lui-même parmi les coups de feu, il se dissimule dans un fossé, puis sur un arbre et, après des heures d’angoisse, finit par s’échappera la faveur des ténèbres. Mais ses cheveux avaient blanchi : il avait vieilli de dix ans.

Après la fusillade, on trouva la jeune fille couchée sans mouvement sur le corps de son fiancé; pendant plusieurs jours, on la crut folle…

Cependant, les Allemands avaient continué de sévir : le 165e en particulier déchaînait sa rage. Pillage, meurtre, incendie vont de pair. Les fusées, les jets de benzine et de pétrole, les bâtonnets fusibles et les pastilles inflammables propagent rapidement le feu. Tout le beau village brûle comme une torche sur la hauteur, jetant l’épouvante dans la contrée. Les malheureux qui tombent sous la main des soldats sont immolés.

Citons la famille Hendrickx : deux frères et deux sœurs tenant une ferme sur la route de Herve. L’un des frères et l’une des sœurs étaient malades. Une religieuse les soignait. A l’arrivée des meurtriers, les femmes veulent se sauver par une fenêtre de derrière ; les soldats tirent sur elles : la religieuse n’est pas atteinte; Anna Hendrickx reçoit une balle dans la tête ; sa sœur Joséphine, sautant par la fenêtre, tombe sur un tas de fagots adossés au mur. On tire sur elle et on met le feu aux fagots ; elle y périt. Le frère malade est carbonisé sur son lit, mort peut-être ou agonisant à l’arrivée des Allemands. La religieuse transporte la blessée hors des flammes.

L’autre frère Hendrickx était à ce moment chez un voisin, M. Raphaël Iserentant. Là, on s’est réfugié dans la cave : Iserentant; sa femme Hubertine Collette : Lambert Garsoux, leur beau-frère ; Hendrickx et la servante Jeanne Thoumsin. Expulsés par les flammes, ils veulent s’échapper : les assassins les repoussent, les fusillent ; leurs cadavres carbonisés ne seront retirés que deux semaines plus tard.

Puis il y a encore les Lecloux, le frère et la sœur, des vieillards venus naïvement pour voir les Allemands : tous deux sont fusillés.

Louis Wilkin, qui habitait une petite maison près du chemin de fer, était réfugié dans une ferme avec sa femme. Un officier prussien lui remit un laisser-passer pour qu’il pût aller chercher du pain à La Minerie. Il revenait, portant les pains sous le bras, en conversant avec sa femme, quand des soldats, qui occupaient sa propre maison, tirent sur lui. Il est tué net, nanti qu’il était du saufconduit de l’officier prussien.

Une dizaine furent mis à mort, le soir, rangés dans une prairie, comme l’avaient été aux limites opposées de Battice, le même jour, les deux cents victimes de Soumagne et comme devaient l’être le lendemain, tous les hommes de La Bouxhe. Voici la liste des gens assassinés à Battice :

Charles Gorissen, 31 ans ;

Victor Kevers, cultivateur, 53 ans ;

Léonard Lallemand, de Herve ;

Un abatteur de Bilsen ;

Gustave Beaujean, 44 ans ;

Louis Midrolet, charcutier, 38 ans ;

Evrard Malvaux, médecin, 42 ans;

Gilles Ruwet, cultivateur, 60 ans ;

Raphaël Iserentant, cultivateur, 57 ans ;

H . Colette, épouse Iserentant, 61 ans;

Lambert Garsoux, rentier, 72 ans;

Jeanne Thoumsin , servante, 25 ans ;

Eugène Hendrickx, cultivateur, 31 ans ;

Pierre Hendrickx, cultivateur (peut-être mort avant le massacre).

Joséphine Hendrickx;

Joseph Baguette, cultivateur, 46 ans ;

J. Deliége, menuisier, 58 ans ;

Mathieu Lecloux, cultivateur, 36 ans ;

Eugène Lecloux, 61 ans;

Marie Lecloux, sa sœur, 65 ans ;

Pierre-Jean Pinette,82 ans;

J. Grivegnée, cultivateur, 47 ans ;

Félix Servais, camionneur, 4o ans ;

Louis Wilkin, piocheur; 40 ans ;

Michel Lecloux, 54 ans;

Jean Ridel, mineur,5o ans ;

Nicolas Habay, 48 ans ;

François Loncin , cantonnier , 41 ans ;

Antoine Loncin, fils du précédent ;

Jacques François, mineur, 35 ans ;

Jacques Halleux, peintre, 25 ans ;

Emile Liégeois, rentier, 4o ans ;

Henri Xhauflaire, cultivateur, 46 ans ;

Emile Xhauflaire, cultivateur ;

Duikarts , de Battice ;

Grétry.

Le cambriolage précédait ou accompagnait l’incendie. Quelques jours après, trois habitants, qui s’étaient réfugiés dans le voisinage, obtinrent d’un commandant allemand l’autorisation de rentrer à Battice afin d’y rechercher divers objets qui auraient pu être épargnés par le feu. A la gare, ils virent un train complètement chargé de mobilier : ils y reconnurent notamment un dog-car appartenant à un de leurs voisins. Le commandant de Battice leur ordonna aussitôt de retourner sur leurs pas : « Je me moque, dit-il, de votre sauf-conduit. Si vous ne filez pas immédiatement, je vous fais coller au mur et fusiller. »

Pourquoi les Allemands ont-ils incendié ce village ? Est-ce simplement pour assouvir leur vengeance après avoir essuyé un sanglant échec devant le fort de Fléron ? Non, il ne faut voir là qu’une cause occasionnelle. Sans doute le village était condamné d’avance, comme l’étaient tant d’autres situés à une certaine altitude sur le passage des troupes ou aux abords des lieux fortifiés.

Il y a des indices d’une telle préméditation. Par exemple, dès le mardi, les Allemands avaient demandé aux tenanciers de l’hôtel des Quatre-Bras s’il n’y avait pas, à Battice, une ferme Ruwet. On leur désigna une ferme de ce nom et elle fut épargnée dans l’incendie; c’est la seule qui n’ait pas été brûlée. Or un Allemand était propriétaire d’une ferme Ruwet, — mais pas de celle-là…

Quant au mouvement irraisonné de dépit et de colère éprouvé par les troupes à la suite de leur premier échec, il ne peut suffire à expliquer de tels excès, car le lendemain et le surlendemain ils prirent soin de rallumer l’incendie, afin d’achever la destruction du village. A leur arrivée même, les soldats avaient dit déjà, tandis qu’on leur donnait à manger: « Vous, ici, tous capout !… »

 Aucun des brigandages accompagnant la guerre n’a été l’objet de légendes aussi corsées que celles qui concernent les faits de Battice. L’on connaît assez les allégations de la presse allemande, répétées au début par certains organes hollandais ; elles sont tellement ridicules que l’on pourrait les négliger, mais l’effronterie des uns et la crédulité bénévole des autres sont telles qu’il est permis d’accorder à ces sottises l’honneur d’une réfutation.

Les Allemands ont prétendu d’abord qu’un M. Fraikin, architecte, habitant rue de Herve, avait tiré, de sa fenêtre, sur les soldats allemands.

Quand on eut invoqué, en faveur de M. Fraikin, un alibi, les feuilles allemandes rapportèrent que le curé de Battice avait attiré les Allemands à l’église, puis, démasquant Une mitrailleuse, avait fait feu sur l’assistance.

Plus tard, on prétendit que, du haut de la tour de l’église, il avait tiré sur les troupes.

Enfin, le bourgmestre, haranguant un major allemand, en lui souhaitant la bienvenue, aurait soudain, au beau milieu de son speech, tiré un pistolet de sa redingote et abattu le major !…

En ce qui concerne M. Fraikin, il suffit de noter que, le 6, sa demeure était évacuée ainsi que les maisons voisines; lui-même s’était réfugié au hameau de Bouxhmont. Au surplus, ce n’est pas dans la rue de Herve, mais dans la rue de la Station, que la fusillade a pris son point de départ.

Le caractère de M. le curé Voisin, docteur en théologie, homme d’étude, pacifique et prudent, le place au-dessus des accusations dont on l’a poursuivi. Au moment où l’affaire éclata, il venait de partir, à la demande du major commandant, pour le hameau de Bouxhmont, afin d’inviter les fugitifs à rentrer à Battice en leur donnant l’assurance qu’ils ne couraient aucun danger. Les soldats virent le curé sortir du village ; vingt à trente personnes pourraient témoigner de sa présence à Bouxhmont. Au moment où il venait y rassurer les gens, on en arrêtait plusieurs pour les fusiller à propos d’un incident futile : un cheval s’étant échappé, des soldats le cherchaient et ils saisissaient les personnes qui déclaraient ne pas l’avoir vu.

S’il y avait eu des faits à la charge du curé, les Allemands ne l’eussent pas laissé circuler librement à ce moment ni dans la suite.

Quant au bourgmestre, M. Rosette, vieillard de soixante-douze ans, il n’était pas dans le village lors de l’arrivée des envahisseurs, mais bien au hameau des Bruyères, à trois kilomètres du centre de Battice. C’est là que, trois semaines plus tard, les Allemands allèrent l’arrêter afin de l’obliger à livrer la caisse communale. Ajoutons, par parenthèse, qu’ils le tinrent alors neuf jours prisonnier et lui firent passer trois jours et trois nuits lié sur une chaise, annonçant et ajournant à maintes reprises son exécution.

Au reste, de nouvelles troupes survenant, M. le curé Voisin fut aussi recherché dans la suite ; on rééditait l’historiette de son agression du haut de la tour et on voulait le fusiller. Il dut vivre dissimulé dans un hameau, où il célébrait la messe, à laquelle les fidèles assistaient clandestinement. Enfin, pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi, et sur le conseil d’un officier catholique, il lui fallut passer en Hollande.

J’ai cru devoir insister sur les événements de Battice, parce que c’est un des cas très rares où les Allemands ont précisé leurs accusations à charge de la population belge. Et ce qu’il y a de plus probant, c’est qu’après avoir désigné de pré- tendus coupables, ils les ont laissés en liberté et ont assassiné des innocents, ruiné et anéanti tout un village. L’iniquité, dit l’Evangile, se donne à elle-même des démentis.

                                                                                   Gustave Somville

Vers Liège, le chemin du crime, août 1914

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